Rapports entre Fiqh et Taçawwuf – Cheikh Sa’îd Hawwâ

Assez loin, à la fois dans le temps et l’espace, des polémiques qui ont pu se développer au Maghreb médiéval, voici un texte 1 du Tarbiyatunâ Rûyyiha du Cheikh Sa’îd Hawwâ, que nous faisons précéder par quelques mots d’Eric Geoffroy en guise de présentation de l’auteur :

« La personnalité de Sa’îd Hawâ (m. 1984) mérite que l’on s’y intéresse tout particulièrement. Ce partisan déterminé de la lutte armée contre le régime syrien a été le disciple de plusieurs maîtres soufis, dont ‘Abd al-Qâdir Isa et Muhammad al-Hâshimî (m. 1961) ; il a même reçu d’eux l’autorisation (al-izn) de guider les novices sur la Voie initiatique. Les longues années qu’il a passées en prison ainsi que son exil n’ont pas entamé son enthousiasme pour le plaidoyer qu’il a mené en faveur d’un « soufisme salafî », selon son expression. Son ouvrage Tarbiyatunâ al-Rûhiyya constitue le premier tome d’une trilogie destinée à promouvoir un soufisme bien tempéré parmi les Frères musulmans ; l’auteur précise d’ailleurs en préambule qu’il avait prévu de lui donner pour titre Tasawwuf al-haraka al-islâmiyya al-mu’âsira (Le soufisme du mouvement islamique contemporain}, mais que diverses « circonstances » l’en ont empêché ».

in « Soufisme, réformisme et pouvoir en Syrie contemporaine » – Eric Geoffroy

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Texte du Cheikh Sa’îd Hawwâ (décédé en 1984)

«Dans le passé, les juristes disaient : « Quiconque s’initie au fiqh sans s’initier au tasawwuf tombe dans la perversion. Et quiconque s’initie au tasawwuf sans s’initier au fiqh tombe dans l’hérésie. Quiconque allie les deux atteint la vérité. » Le tasawwuf est donc indispensable pour compléter le fiqh, et le fiqh est indispensable pour gouverner le tasawwuf et pour orienter et diriger les œuvres. Quiconque passe à côté de l’un de ces aspects aura manqué la moitié de l’affaire…

Le tasawwuf et le fiqh sont deux sciences complémentaires, lorsqu’on les oppose telle est véritablement l’erreur, l’égarement, ou encore la déviance. Ce que l’on entend par opposition ici, c’est le fait que le soufi parte loin du fiqh, alors que le fiqh est son gouvernail, ou que le juriste s’écarte de l’application car telle est la corruption du coeur. Le juriste se doit de s’initier au tasawwuf de même que le soufi se doit de s’initier au fiqh, l’objectif étant que le savoir du juriste comprenne ce qui touche aux lois et également ce qui touche à la voie de la mise en oeuvre et de l’accomplissement, et que le savoir du soufi comprenne les lois qui lui sont nécessaires, et que tout ceci soit accompagné par une œuvre correcte à la lumière d’une science authentique.

C’est pourquoi les grands Imâms du cheminement spirituel, comme le Sheikh Ar-Rifâ`î, disent : « La finalité des savants et des soufis est la même. » Nous tenons ce propos ici parce que certains ignorants se réclamant du tasawwuf lancent à la figure de tout un chacun la phrase : « Quiconque n’a pas un maître, le diable est son maître. » Ce propos est tenu par un soufi ignorant appelant à son maître ignorant, comme il est tenu par un soufi ignorant appelant à son savantissime maître, et à tort lorsque le propos n’est pas placé à bon escient. Celui qui n’a pas de maître est l’individu ignorant qui ne s’instruit pas et refuse toute instruction. Un tel personnage a pour maître le diable. Quant à celui qui avance à la lumière de la science, ses guides sont la science et la loi.

Parmi les règles citées par Sheikh Zarrûq dans son livre Qawâ`id At-Tasawwuf (Les règles du tasawwuf) figure le besoin d’un maître pour l’aspirant. Il dit à ce sujet : « La piété ne nécessite pas un maître car elle est claire. » Il dit également : « Le livre suffit à la promotion du doué mais ce dernier n’est pas à l’abri de sa propre bêtise. » L’essentiel est donc la capacité de l’individu à apprendre, suivie du cheminement à la lumière de la science… Tel est le minimum qu’Allâh exige de Ses serviteurs. Ceci peut se vérifier chez un individu capable d’apprendre et de comprendre par des lectures personnelles dans les ouvrages reconnus et authentifiés, tout comme il peut puiser auprès d’un savant pratiquant, fût-il communément qualifié de soufi ou non, et nous y reviendrons. Nous souhaitions simplement le rappeler et le répéter plus d’une fois.

Revenons maintenant à notre propos. Le tasawwuf et le fiqh sont deux sciences complémentaires. Elles sont toutes les deux nécessaires à chacun, en notant bien que les besoins des uns et des autres varient. L’approfondissement de ces sciences ou l’une d’elle est une obligation de suffisance communautaire (fard kifâyah) et est souhaitable pour tout musulman».

Tarbiyatunâ Rûyyiha – Sheikh Sa’id Hawwâ

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On pourra retenir de ce texte les quelques point suivants :

  • Référence à la règle générale, habituellement attribuée à l’Imâm Mâlik, concernant les rapports en Taçawwuf et Fiqh 2, qui n’est nullement remise en cause mais dont l’auteur rappelle succinctement la signification.
  • Vivification du sens de l’adage tellement connu, attribué au Cheikh Abû Yazî el-Bistâmî, concernant la nécessité du Maître pour un disciple et dont le sens est ici intelligemment et courageusement vivifié. Nous ne résistons pas à souligner la concordance exprimée ici avec l’avis que nous avons l’habitude personnelle d’émettre en ce qui concerne ce qui est devenu un des « lieux communs du soufisme moderne » que « certains ignorants se réclamant du tasawwuf lancent à la figure », en espérant que l’on nous pardonnera, in châ Allah, ce léger écart de langage qui, pourtant, ne fait que refléter assez fidèlement selon nous la réalité des conceptions.
  • La référence au Cheikh Ahmed Zarrûq et à ses Qawâ’id at-Taçawwuf est incontournable pour quiconque entreprend de comprendre ces questions avec un certain sérieux. Notons pour l’instant que, si elle apparaît pour la première fois ici dans la présente étude, on verra qu’elle n’est pas la seule, puisque, pour ce qui est des périodes antérieures, d’autres sont souvent mises en avant 3. Il est pourtant important de constater qu’à l’occasion de cette mention à propos du « besoin d’un maître pour l’aspirant », le Cheikh Sa’îd Hawwâ présente justement un avis qui peut sembler, dans certains milieux, très divergeant de ce qu’il est convenu de dire et de penser :

Il dit à ce sujet : « La piété ne nécessite pas un maître car elle est claire. » Il dit également : « Le livre suffit à la promotion du doué mais ce dernier n’est pas à l’abri de sa propre bêtise. » L’essentiel est donc la capacité de l’individu à apprendre, suivie du cheminement à la lumière de la science… Tel est le minimum qu’Allâh exige de Ses serviteurs. Ceci peut se vérifier chez un individu capable d’apprendre et de comprendre par des lectures personnelles dans les ouvrages reconnus et authentifiés, tout comme il peut puiser auprès d’un savant pratiquant, fût-il communément qualifié de soufi ou non, et nous y reviendrons. Nous souhaitions simplement le rappeler et le répéter plus d’une fois.

En résumé

Entre la réaffirmation d’une référence classique et la correction d’une idée reçue Cheikh Sa’îd Hawwa expose, en montrant aussi que l’acquisition de la connaissance théorique livresque peut présenter un certain intérêt dans la perspective d’une réalisation effective, une position assez représentative de l’intelligence dont doit faire preuve celui qui, en dehors des conditions plus favorables passées, s’attache à vivre un parcours initiatique de manière cohérente avec les conditions cycliques actuelles. 

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ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

GENERALITES SUR LE TASAWWUF

  1. Première mention de ce texte par Maurice le Baot sur le Forum du Porteur de Savoir []
  2. Cf. Qawâ’id et-Taçawwuf, règle 4 []
  3. Suhrawerdi et Ibn Arabi, principalement et pour les plus connues []

par le 23 décembre 2011, mis à jour le 15 novembre 2021

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