Trois modalités principales d’enseignement personnel – M.A.S.

« Nous sommes comme la tortue : nous éduquons nos enfants par le regard »

Cheikh Abû-l-Hassan Châdhilî

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Conformément à l’adage qui précise que « les soutiens spirituels sont à la mesure de la prédisposition » (al-amdâd ‘alâ qadr el-isti’dâd), il est possible de distinguer au moins trois modalités principales qui définissent l’enseignement spirituel comme tel et qui correspondent à autant de niveaux de compréhension, du plus élevé au plus inférieur.

  1. La plus qualitative d’entre elles, parce que la plus élevée et indéterminée, se passe de paroles ou d’instructions spécifiques. Elle prend principalement pour appui l’état (hâl1 de l’Instructeur (Ustâdh) dont l’exemple, par action de présence, peut être compris directement par le disciple (murîd) qui possède en lui la capacité personnelle suffisante pour percevoir ce dont il s’agit sans formalisation, indication ni argumentation externe 2 .
  2. Celle qui lui est immédiatement inférieure est caractérisée par l’utilisation du discours allusif (ichârah), indirect et symbolique (ramzî). Elle nécessite donc l’usage de la parole qui formule, sans adresse extérieurement spécifiée pour tel ou tel, ce qui n’a pas été perçu ou compris précédemment. Exprimée dans une modalité suffisamment générale afin de pouvoir être éventuellement utile à plus d’un (lorsqu’il s’agit d’un discours qui n’est pas simplement privé), elle suscite encore et dans tous les cas un effort réel de compréhension de la part du disciple concerné, et donc un souci réel d’élévation, la Voie tout entière n’étant qu’aspiration et Travail actif personnel vers ce qui est supérieur et transcendant.
  3. La modalité la plus inférieure se caractérise par l’usage de la preuve et de la justification formelles ou de la formulation explicite et explicative (‘ibârah), rendu nécessaire par l’incapacité du disciple à s’élever actuellement par lui-même à ce qui lui avait été précédemment présenté. Elle marque la limite même de l’enseignement spirituel comme tel et n’est employée que lorsque les germes déposés par les deux modalités d’enseignement précédentes n’ont pas eu le développement escompté et que le murîd, du fait de son incompréhension et malgré plusieurs enseignements déjà donnés, manifeste une critique ou une demande d’explication.

C’est la raison pour laquelle certains Maîtres répugnent même à mettre en œuvre cette dernière modalité ; ils retardent celle-ci au possible tant ils savent qu’elle implique, en réalité, une certaine sortie hors de ce qui est proprement initiatique. Correspondant à la dernière phase du récit coranique de Moïse et d’el-Khidr, elle exprime et formalise une sorte de rupture 3  qui, sans avoir été nullement voulue par le Maître, oblige pourtant celui-ci à se cantonner à l’usage d’une modalité d’enseignement qui, parce qu’elle est propre à l’exotérisme, restreint de fait ce qui est considéré au degré d’un simple tabarruk, dans le meilleur des cas.

Parce que l’enseignement initiatique véritable a pour vocation première de s’adresser nécessairement à ce qu’il y a de plus élevé, de plus intérieur et de plus essentiel dans l’être, c’est-à-dire au cœur, et que, en dehors de cela, il risque de n’être plus que forme sans esprit 4 on comprend donc aisément que ce sont les deux premières modalités qui sont à rechercher prioritairement puisque ce sont elles qui rendent réellement compte de la véritable dimension initiatique de l’enseignement et que c’est l’utilisation des indications allusives (ichârât) qui est, pratiquement, la plus répandue 5 . Notons à cet égard que, si les Maîtres de la Voie qui enseignent uniquement par le silence sont rarissimes, les disciples qui sont capables de bénéficier de leur enseignement le sont certainement tout autant, voire bien davantage encore. C’est pourquoi il semble important d’insister sur la notion qu’en dehors de l’enseignement initiatique d’ordre général, qui peut également lui-même se faire dans des modalités plus formelles pour être comprises par un plus grand nombre, c’est en mode non-verbal ou surtout allusif et symbolique que s’effectue bien souvent l’enseignement spirituel personnel 6  :

« La guidance (…) est aussi faite d’effort et de persévérance, et le Cheikh n’est qu’un « indicateur », uniquement (…). Ainsi, celui qui ne travaille pas n’arrivera pas. Et celui qui ne cherche pas l’ascension spirituelle ne verra ni anoblissement, ni élévation de son être : sans marche, nul parcours ! » 7 .

« Que le symbolisme, qui est comme la forme sensible de tout enseignement initiatique, soit en effet réellement un langage plus universel que les langages vulgaires, c’est ce que nous avons déjà expliqué précédemment, et il n’est pas permis d’en douter un seul instant si l’on considère seulement que tout symbole est susceptible d’interprétations multiples, non point en contradiction entre elles, mais au contraire se complétant les unes les autres, et toutes également vraies quoique procédant de points de vue différents ; et, s’il en est ainsi, c’est que ce symbole est moins l’expression d’une idée nettement définie et délimitée (à la façon des idées « claires et distinctes » de la philosophie cartésienne, supposées entièrement exprimables par des mots) que la représentation synthétique et schématique de tout un ensemble d’idées et de conceptions que chacun pourra saisir selon ses aptitudes intellectuelles propres et dans la mesure où il est préparé à leur compréhension. Ainsi, le symbole, pour qui parviendra à pénétrer sa signification profonde, pourra faire concevoir incomparablement plus que tout ce qu’il est possible d’exprimer directement ; aussi est-il le seul moyen de transmettre, autant qu’il se peut, tout cet inexprimable qui constitue le domaine propre de l’initiation, ou plutôt, pour parler plus rigoureusement, de déposer les conceptions de cet ordre en germe dans l’intellect de l’initié, qui devra ensuite les faire passer de la puissance à l’acte, les développer et les élaborer par son travail personnel, car nul ne peut rien faire de plus que de l’y préparer en lui traçant, par des formules appropriées, le plan qu’il aura par la suite à réaliser en lui-même pour parvenir à la possession effective de l’initiation qu’il n’a reçue de l’extérieur que virtuellement. » 8 .

2 août 2014 – V9

On comprend également l’importance que revêt la compagnie initiatique directe dans la mise en œuvre vivante d’un enseignement adapté de Maître à disciple puisque c’est lors de la suhbah que peut habituellement s’exprimer au mieux la modalité d’enseignement la plus adéquate. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas l’injonction formelle directive (‘ibârah) qui constitue la forme d’enseignement initiatique la plus normale et la plus élevée mais celle qui est susceptible de provoquer chez celui à qui elle s’adresse le meilleur effet parce qu’elle le sollicite au plus profond de lui tout en le mettant en quelle sorte devant l’obligation d’un travail interne de saisie et de prise de conscience, de maturation et de développement qu’il est seul à pouvoir effectuer.

C’est la raison principale pour laquelle certains disciples peuvent s’étonner de ce qui leur semble être un manque de « prise en main » de la part du Cheikh à leur égard tant que celui-ci maintient l’exigence de cette attitude qualitative sans descendre à un niveau d’enseignement relativement inférieur et que, sans directive formelle les concernant particulièrement, ils s’estiment alors démunis face au travail initiatique 9. Il ne peut s’agir, en réalité et le plus souvent, que de leur propre incapacité actuelle à opérer en eux la saisie et le développement actif de ce qui est pourtant présent, offert et disponible : « al-amdâd ‘alâ qadr el-isti’dâd« , et non l’inverse.

C’est pourquoi la disposition interne (isti’dâd) de réceptivité et de vigilance (yaqadha, murâqabah) du disciple doit être ainsi à son comble à chaque occasion où l’enseignement du Maître est susceptible de s’exercer s’il veut espérer ne pas passer à côté d’un bienfait qui le concerne au détriment d’un état de passivité ou de distraction, d’un relâchement ou d’une « familiarité » inopportune ; et la compréhension intelligente de la réalité du adab comme sa mise en œuvre prennent ici, bien évidemment, tout leur sens puisque c’est précisément le adab qui régit, dans l’optique unique d’être favorable à celui qui l’applique, la relation ou la disposition optimale de vigilance à observer.

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Nos remerciements vont à Sidi Mohammed Mehanna à qui l’on doit le principal du contenu de cet article, comme héritage vivant de la méthode de Cheikh Zakî ed-Dîn qui pose non pas le Maître mais le disciple au centre même de la Voie vers Allah ‘azza wa jall.

Mohammed Abd es-Salâm

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ARTICLE  THÉMATIQUE correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

  1. Il faut entendre ici ce terme pour désigner l’intériorité de l’être, dans une acception générale. []
  2. Sans entrer dans le détail de l’étude des diverses formes, ou « techniques », que cette modalité d’enseignement (ou de transmission de science) peut revêtir (allant, par exemple, du simple « attouchement » de la poitrine à l’ « embrassement contraignant » et prototypique précédant la révélation coranique), on peut ainsi véritablement parler d’enseignement « de coeur-à-coeur », si l’on prend bien soin de ne pas considérer cette expression selon une perspective sentimentaliste, c’est-à-dire qui exagère la place des sentiments au point d’exclure une dimension réellement spirituelle. []
  3. Il s’agit, dans le récit en question, du « hâdhâ firâqu baynî wa baynak » (litt. « c’est la séparation entre moi et toi ») exprimé par l’instructeur de Moïse []
  4. En rappel d’une formule célèbre, on peut ainsi dire que si l’initié qui néglige ou ignore le fiqh va à sa perte, il manque l’essentiel et se coupe de toute progression en se comportant uniquement comme un faqîh []
  5. Cf. les nombreux rappels effectués par René Guénon sur l’importance des symboles comme supports de méditation et d’enseignement []
  6. Nous insistons à exprimer les choses de cette manière pour bien montrer que ce qui vaut pour l’enseignement provenant d’un Cheikh corporellement vivant peut s’avérer être d’autant plus valable pour ce qui concerne l’enseignement que peut éventuellement être amené à recevoir celui qui se trouve dans une situation de relatif isolement ou privé de Cheikh corporellement vivant ; quoi qu’il en soit, il s’agit bien d’avoir en soi et de nourrir la capacité de « saisir », dans tous les sens du terme, l’enseignement formulé même si celui-ci apparaît et parvient à celui à qui il est destiné, dans une modalité éventuellement plus subtile et allusive que celle qu’il pouvait attendre ou exiger. []
  7. Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn – Propos général sur le Soufisme/El-Khitâb []
  8. René Guénon – Chapitre sur l’enseignement initiatique dans Aperçus sur l’Initiation []
  9. Sur cet aspect, voir notre article sur « Le silence du Cheikh » []

par le 10 juin 2014, mis à jour le 31 mars 2017

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