Etat du Taçawwuf en Egypte dans la 2° moitié du 10° siècle de l’Hégire – Imâm Charani

13 mars -V2

Ce texte est extrait du travail de traduction des Lawâqîh de l’Imâm Charani publié sur Le Porteur de Savoir. Il figure en préambule de l’exposé des âdâb de la Voie et constitue, à ce titre, une indication significative de l’esprit dans lequel l’auteur synthétise et transmets ces aspects importants de la Voie.

Nous y ajoutons l’avis rapporté par le Cheikh Malick Sy à ce propos et une troisième citation extraite du Mawâzîn el-qâçirîn de l’auteur égyptien.

 

« Nous avons suivi, grâce à Allah, un groupe de Maîtres de la Voie au début de ce siècle (le 10° de l’Hégire). Ils étaient à un stade si important de progression en ce qui concerne les œuvres d’adoration et de dévotion, le scrupule et la crainte, leur capacité à abstenir leurs sens extérieurs et intérieurs des péchés, qu’on ne pouvait trouver aucun d’eux en train de faire quoi que ce soit qui aurait pu être noté par l’ « écrivain de gauche ».

Les actions de chaque être, bonnes et mauvaises, sont inscrites par deux anges, se trouvant respectivement au-dessus de ses épaules droite et gauche.

« Ils représentaient à la fois la défense et la respectabilité de la Voie. Les princes et les rois venaient bénéficier de leur influence spirituelle (barakah) et embrassaient la plante de leurs pieds, tant ils leur reconnaissaient de qualités. Lorsqu’ils s’en furent partis, le caractère sacré de la Voie déclina ainsi que ceux qui en faisaient partie. Les gens furent enclins à se moquer de l’un d’eux, disant entre eux :  » Savez-vous ce qui est arrivé ? L’autre, là, s’est fait Cheikh !  » tant ils n’acceptaient pas ce à quoi il prétendait et voyant à quel point il aimait ce bas-monde et ses désirs, la jouissance intarissable qu’il nourrissait pour les vêtements, les mariages et leurs conquêtes. Si bien que j’en vins à interroger un certain commerçant : « Pourquoi ne te réunis-tu pas avec le Cheikh Untel ? » Il répondit : « Si lui est un Cheikh, j’en suis un autre ! Il aime ce bas-monde comme moi, court après lui comme je le fais et même pire encore puisqu’il est allé jusqu’à voyager à l’étranger pour cela alors que moi je ne l’ai pas fait ! Peut-être profite-t-il de ce bas monde grâce à sa « piété », ce que moi je ne fais pas ; je vaux mieux que lui » J’ai voulu lui répondre mais j’ai vu que les apparences me donneraient tort ! »

J’ai vu de mes propres yeux le Sultân el-Ghoûrî embrasser la main de Sidi Mohammed ibn Annân ; j’ai vu le Sultân Toumân Bey, qui lui succéda, embrasser la plante de ses pieds. Je suis allé une fois chez Sidi le Cheikh Aboû-l-Hasan el-Ghamrî chez le Sultân el-Ghoûrî intercéder pour quelqu’un. Il se leva pour accueillir le Cheikh à bras ouverts et dit : « Tu m’as honoré aujourd’hui car mon royaume tout entier et moi-même ne pourront jamais ni récompenser ni honorer ta Voie ! »

Le dernier des Maîtres que nous avons connus et suivis, Sidî le Maître Alî el-Monçafî (.) (mort en premier Joumâdâ 930), l’organisation de la Voie au Caire et en ses alentours dégénéra et beaucoup s’établirent dans la maîtrise spirituelle par leur propre fait et sans aucune autorisation de leurs Maîtres : il n’y a de force et de puissance qu’en Allah, l’Elevé, l’Immense !

On voit l’ancienneté de la question !

Sache mon frère que tout ce que je mentionne dans cet épître des qualités des murîdîn n’est qu’une goutte dans la mer ! Quiconque y regardera y trouvera exposé ce qui le concerne sous le rapport du comportement spirituel.

S’il s’en trouve dépourvu qu’il prenne la méthode qui consiste à acquérir, par le travail spirituel, les états correspondants entre les mains d’un Maître de bon conseil (naçiha). Mais s’il se trouve avec quelqu’un qui s’est établi frauduleusement dans la maîtrise, qu’il s’en écarte, pour son bien propre et celui de ses frères, car celui qui s’installe dans la fonction de maîtrise sans détenir d’autorisation, égare et est égaré !

On remarquera ici que le critère indiqué est d’ordre fonctionnel, sans référence à l’acquisition de qualités spirituelles personnelles.

Nous ne mentionnerons rien de relatif à ceux qui appartiennent à la Perfection spirituelle dans cette épître, en considération de l’élévation et de la rareté de ce qu’elle constitue et de celles de ceux qui s’en sont revêtus. C’est pourquoi nous ne mentionnerons que ce qui a uniquement rapport avec les muridîn*…

* Cette dernière dénomination est très majoritairement employée par l’auteur dans cet ouvrage pour désigner tout être concerné par la Voie initiatique. Il n’apparaît pas que la distinction entre murîd, pour désigner le postulant à l’initiation, et faqîr, pour désigner celui qui l’a reçue, soit à aucun moment en usage, même si l’on peut, à l’occasion, voir les deux termes employés, semble-t-il indifféremment.

… car c’est la Voie qui est suivie actuellement (maslûkah). Qui même parmi nous maintenant, est capable d’atteindre l’état (la station) du murîd ?

Et la Gloire est à Allah, Seigneur des Mondes ! »

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13 mars -V2

Avis rapporté à ce propos, à partir du Mawâzîn el-qaçirîn de l’Imâm Charânî, par le Cheikh Malick Sy

« Les voies d’initiation à Dieu, ainsi que les hommes, n’existent plus depuis longtemps. Maintenons-nous dans le vestibule du Jugement dernier ; en fait, nous voyons des walî initier et former des hommes jusqu’à leur mort, sans que nul parmi ces derniers n’éclose après eux. »

Il a aussi dit dans un autre passage de l’ouvrage : « La raison pour laquelle les gnostiques cessent d’aspirer à la dignité de Chaykh et à assurer l’éducation des hommes à cette époque-ci, est qu’ils sont témoins du foisonnement des épreuves qui s’abattent nuit et jour sur les hommes en affectant leur cœur et leur âme. Ils savent par ailleurs que la situation ne fait que régresser, à tel point que si quelqu’un parmi les maîtres voulait imposer son autorité à un disciple, il se relèverait impuissant à repousser loin du disciple une quelconque difficulté.

Il se pourrait même que cette difficulté se retourne contre le maître en guise de sommation, à cause de son comportement. La situation est difficile et elle ne cessera d’empirer jusqu’à l’avènement du Jugement Dernier.

Mais le point de vue à adopter est celui consigné dans « al-Ibrîz » et qui se résume comme suit : « un jurisconsulte avait interrogé le walî, notre maître ‘Abd al-‘Azîz ad-Dabbâg sur les propos du walî et pieux Sidi Zarrûq (Que Dieu l’agrée) : « L’éducation par la convention n’existe plus. Il ne reste plus que l’éducation par le Dessein (himma) et l’état (hâl). Conformez-vous donc au Coran et à la Sunna sans plus ni moins. » Il répondit que l’objectif de l’éducation est de purifier l’âme de ses travers dissipant les ténèbres qui l’environnent. Cette purification se fait tantôt par les soins de Dieu sans intermédiaire, comme ce fut le cas des trois premières générations qui suivirent Muhammad –qu’Allah prie sur lui et le salue. Tantôt, elle se fait par le truchement d’un maître confirmé, comme ce fut le cas après les trois premières générations. Le maître faisait entrer le disciple en retraite spirituelle, lui faisait invoquer Dieu et lui demandait d’être frugal. Ces consignes observées, tout l’esprit du disciple demeurait tourné vers Dieu et vers Son Envoyé. Ainsi fut la situation jusqu’au jour où la vérité et l’imposture se mêlèrent et que la lumière et les ténèbres se confondirent. Conséquemment, des hommes incompétents se mettent à éduquer ceux qui les sollicitent, des hommes en les faisant entrer en retraite spirituelle et en leur inculquant des noms à réciter dans un mauvais dessein et selon des objectifs contraires à la vérité (haqq). Il arrive même qu’ils y ajoutent des formules et des trucs leur assurant le service des esprits, propres à les exposer progressivement à la réplique imprévue de Dieu (makr Allâh). De telles pratiques étaient courantes à l’époque où vivait le maître Zarrûq et à l’époque où vivaient ses propres maîtres. Aussi leur apparaissait-il nécessaire d’initier les hommes, avec désintéressement et pour l’amour de Dieu et de son Envoyé, à se conformer au Coran et à la Sunna.

Cela par mesure de sauvegarde des hommes pouvant être portés à suivre les partisans du faux de suivre la vraie éducation. De fait, la lumière du Prophète restera à jamais, sa faveur restera totale et sa bénédiction, générale jusqu’au Jour du Jugement. Fin de citation.

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Citation extraite du Mawâzîn el-qâçirîn

وقال الشيخ سيدي عبد الوهاب الشعراني في موازين القاصرين ما نصه :  » وسبب ترك العارفين فتح باب المشيخة والتسليك في هذا الزمان شهودهم كثرة البلايا النازلة على الخلق ليلا ونهارا ، وعلمهم بأن الأمر نازل إلى وراء ، وقد اشتد الأمر ، ولا يزيد إلا شدة حتى تكمل الدورة وتقوم القيامة «

Le Cheikh Abd el-Wahhâb Charânî a dit dans « Mawâzîn el-qâçirîn » ce qui suit : « La raison pour laquelle les connaissants cessent d’aspirer à la dignité de Cheikh et à assurer l’éducation des hommes à cette époque-ci, est qu’ils sont témoins du foisonnement des épreuves qui s’abattent nuit et jour sur les hommes et qu’ils savent que l’état des choses ne fait que régresser et s’aggraver, jusqu’à ce que le cycle se termine et qu’arrive le Jugement Dernier. »

Cette parole est citée, résumée, par le Hadj Malick Sy, mais sans notification des considérations que donne l’Imâm Charani sur les aspects cycliques de la question. Espérons que ces dernières sauront convaincre certains esprits sceptiques non seulement de l’existence des théories cycliques au sein du Taçawwuf islamique mais aussi de la conscience particulièrement aigüe que peuvent évidemment en avoir ses représentants.

ثم قال :  » إذا علمت هذا علمت أن ترك العارفين فتح هذا الباب في هذا الزمان هو الصواب ، فلا يفتحه الآن إلا من أعمى الله تعالى بصيرته وبصره من هؤلاء المدعين للمراتب والمتنازعين عليها »

Il dit ensuite : « Quand tu sais cela, tu sais que l’abandon par les Maîtres de ces possibilités à l’époque actuelle est raisonnable. N’ouvrira ces portes  que celui qu’Allah aura privé de clairvoyance et de vision juste parmi ceux qui prétendent aux étapes spirituelles et les contestent. »

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ARTICLE THEMATIQUE correspondant

GENERALITES SUR LE TASAWWUF

par le 13 janvier 2012, mis à jour le 18 juillet 2015

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