Moyens « adjuvants » et méthodes « préparatoires » – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »

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Selon Guénon, « l’initiation implique trois conditions qui se présentent en mode successif » : la « qualification » du postulant, la transmission d’une influence spirituelle dont nous avons rappelé l’importance et enfin « le travail intérieur par lequel, avec le secours d’ « adjuvants » ou de « supports » extérieurs s’il y a lieu et surtout dans les premiers stades, ce développement sera réalisé graduellement, faisant passer l’être, d’échelon en échelon, à travers les différents degrés de la hiérarchie initiatique, pour le conduire au but final de la « Délivrance » ou de l’ «Identité Suprême » 1 .

Nous avons donc trois « conditions » à l’initiation :

  • La « qualification »
  • La transmission régulière de l’influence spirituelle
  • Le travail intérieur

Parmi ces conditions, la première est plus précisément en rapport avec, d’une part, les possibilités propres du postulant qui permettent de le considérer comme « initiable » 2  (candidat à l’initiation virtuelle) et, d’autre part, ses prédispositions au travail intérieur (dans la perspective du passage à l’initiation effective).  Mais dans la mesure où ces conditions se « présentent en mode successif » , la « qualification » dont fait l’auteur se rapporte davantage à l’initiation virtuelle.

Nous avons suffisamment insisté sur l’importance de la seconde condition dans notre précédent article  pour ne pas avoir à y revenir plus en détails, si ce n’est pour rappeler que, régulièrement transmise, l’influence spirituelle constitue la « garantie fondamentale » 3 de toute perspective initiatique véritable.

La troisième de ces conditions concerne plus particulièrement le développement régulier des possibilités offertes par l’initiation virtuelle afin de permettre une progression initiatique effective. L’absence ici de toute mention du rôle de l’instructeur est remarquable et nous amène à considérer que, pour Guénon, sa présence auprès de l’initié n’est pas, en elle-même, une « condition » à l’initiation.

Ceci dit, il n’est peut-être pas sans intérêt de souligner la mention dans ce contexte du « secours d’ « adjuvants » ou de « supports » extérieurs » au travail intérieur. Leur mise en œuvre constitue en effet un aspect important de la technique initiatique, « surtout dans les premiers stades » de l’initiation. A ce titre, ces « supports » doivent « être adaptés aux conditions de l’état humain, puisque c’est dans cet état que se trouve actuellement l’être qui, partant de là, devra prendre possession des états supérieurs. C’est donc dans des formes appartenant à ce monde où se situe sa manifestation présente que l’être prendra un point d’appui pour s’élever au-dessus de ce monde même ; mots, signes, symboliques, rites ou procédés préparatoires quelconques n’ont pas d’autre raison d’être ni d’autre fonction : comme nous l’avons déjà dit, ce sont là des supports et rien de plus » 4 .

On peut faire à ce propos un premier parallèle avec le rôle de l’instructeur : la nécessité pour ces moyens d’être « adaptés aux conditions de l’état humain » est comparable à celle de l’instructeur humain qui, pour jouer pleinement son rôle, « dès le point de départ » 5 , se doit de partager avec son disciple la condition corporelle 6 . D’autre part, un tel instructeur peut-être amené à transmettre certains « mots, signes, symboliques, rites ou procédés préparatoires » dont l’auteur fait état. Ces éléments méthodiques, « en tant qu’ils constituent l’aide apportée du dehors au travail intérieur dont doit résulter le développement spirituel de l’être (et il est bien entendu qu’ils ne peuvent jamais suppléer en aucune façon à ce travail même), peuvent être désignés, dans leur ensemble, par le terme d’instruction initiatique » 7 . Conçue de cette manière, la fonction du Maître spirituel, en tant qu’instructeur (c’est-à-dire de dispensateur de cette « instruction initiatique »), apparaît intimement liée à ces moyens « adjuvants» au « travail intérieur » .

Il nous faut cependant, afin de confirmer notre analyse, préciser la nature de ces moyens ; nous verrons ainsi dans quelle mesure ce qu’en dit Guénon pourrait caractériser aussi le rôle de l’instructeur. Notons, tout d’abord, qu’il nous enjoint de considérer le terme d’instruction initiatique « en prenant celui-ci dans son sens le plus étendu, et en ne se limitant pas à la communication de certaines données d’ordre doctrinal, mais en y comprenant également tout ce qui, à un titre quelconque, est de nature à guider l’initié dans le travail qu’il accomplit pour parvenir à une réalisation spirituelle à quelque degré que ce soit» 8 . Ceci est en tout cas conforme au rôle de l’instructeur qui, en tant qu’il est chargé de l’« adaptation de la « technique » à chaque cas particulier », semble devoir être en capacité d’offrir « tout ce qui, […] est de nature à guider l’initié ». La manière employée par Guénon, pour décrire les modalités de transmission de cette instruction initiatique, nous permettra maintenant de préciser ce point : « Il doit bien être compris, dès maintenant, que ceux qui ont été constitués les dépositaires de la connaissance initiatique ne peuvent la communiquer d’une façon plus ou moins comparable à celle dont un professeur, dans l’enseignement profane, communique à ses élèves des formules livresques qu’ils n’auront qu’à emmagasiner dans leur mémoire ; il s’agit ici de quelque chose qui, dans son essence même, est proprement incommunicable, puisque ce sont des états à réaliser intérieurement. Ce qui peut s’enseigner, ce sont seulement des méthodes préparatoires à l’obtention de ces états ; ce qui peut-être fourni du dehors à cet égard, c’est en somme une aide, un appui qui facilite grandement le travail à accomplir, et aussi un contrôle qui écarte les obstacles et les dangers qui peuvent se présenter » 9 .

Plus loin dans l’ouvrage, il ajoute : « L’enseignement initiatique, extérieur et transmissible dans des formes, n’est en réalité et ne peut être, nous l’avons déjà dit et nous y insistons encore, qu’une préparation de l’individu à acquérir la véritable connaissance initiatique par l’effet de son travail personnel. On peut ainsi lui indiquer la voie à suivre, le plan à réaliser, et le disposer à prendre l’attitude mentale et intellectuelle nécessaire pour parvenir à une compréhension effective et non pas simplement théorique 10 ; on peut encore l’assister et le guider en contrôlant son travail d’une façon constante, mais c’est tout, car nul autre, fût-il un « Maître » dans l’acception la plus complète du mot 11 , ne peut faire ce travail pour lui. Ce que l’initié doit forcément acquérir par lui-même, parce que personne ni rien d’extérieur à lui ne peut le lui communiquer, c’est en somme la possession effective du secret initiatique proprement dit » 12 .

Ainsi le rôle des « dépositaires de la connaissance initiatique », c’est-à-dire du « Maître » spirituel, est clairement défini dans ces passages : « ce qui peut s’enseigner, ce sont seulement des méthodes préparatoires à l’obtention de ces états » purement intérieurs, car « nul autre […] ne peut faire ce travail pour lui » . On notera ici la réserve impliquée par les termes utilisés par Guénon qui induisent, par leur caractère exclusif, une certaine restriction du rôle des Maîtres. Cependant, loin d’être l’effet d’une quelconque limitation personnelle, celle-ci est en réalité strictement conforme à la nature de la Connaissance initiatique, « qui, dans son essence même, est proprement incommunicable » .

V3 – 8 novembre 2013

Ainsi, l’instructeur, même réalisé, dans l’exercice régulier de sa fonction, apparaît uniquement comme un vecteur et un support « extérieur » de transmission de ces moyens « adjuvants » ou de ces « méthodes préparatoires » à la réalisation d’états purement intérieurs, c’est-à-dire à l’obtention de la Connaissance initiatique véritable ou encore à « la possession effective du secret initiatique« . On voit donc, sous ce rapport, que la dimension personnelle de l’instructeur n’intervient pas dans ce processus. En réalité, selon ce que nous avons rappelé, elle ne peut intervenir : en effet « la communication de la Connaissance ne peut s’opérer réellement que dans le silence » 13 .

De cette façon, l’ « aide » et l’ « appui » évoqués plus haut apparaissent « fourni[s] du dehors », non pas tant par l’instructeur lui-même que par la mise en œuvre méthodique des éléments rituels communiqués à l’initié qui, conformément à leur caractère traditionnel et initiatique présentent une efficacité intrinsèque 14 . Le rôle et l’apport de l’instructeur est donc difficilement séparable de celui de la méthode qu’il transmet 15 , à laquelle il s’identifie même d’une certaine façon, et devant laquelle, son individualité s’efface, « celle-ci disparaissant alors véritablement, sauf en tant que simple support » 16 .

Maurice Le Baot

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

 

 

  1. Guénon, Aperçus – Chap. IV []
  2. Guénon, Aperçus – Chap. IV []
  3. Guénon, Aperçus – Chap. X []
  4. René Guénon, La Métaphysique orientale []
  5. Guénon, Initiation – Chap. XXIII []
  6. Cf. Courmes, « Remarques sur les qualification transmetteur » []
  7. Guénon, Initiation – Chap. XXI []
  8. Guénon, Initiation – Chap. XXI []
  9. Guénon, Aperçus – Chap. IV []
  10. Dans le chapitre des Aperçus sur l’initiation consacré aux « limites du mental », Guénon souligne l’importance de « l’observation des rites et des formes extérieures en usage dans les organisations traditionnelles » dans la formation de « la mentalité nécessaire à l’acquisition de la connaissance initiatique » mais, ajoute t-il, « il faut bien comprendre qu’il ne s’agit en cela que d’un stade préliminaire, ne correspondant qu’à une préparation encore toute théorique, et non point de l’initiation effective« . A ce propos, en connexion avec la notion de l’efficacité propre aux rites traditionnels, Guénon indique aussi que « dans une civilisation strictement traditionnelle, tout a véritablement un caractère rituel, y compris les actions même de la vie courante […] Si l’on remonte aux origines, le rite n’est pas autre chose que « ce qui est conforme à l’ordre », suivant l’acceptation du terme sanscrit rita » (Guénon, Aperçus, Chap. XIX). On comprendra ainsi peut-être mieux l’importance donnée dans le Taçawwuf à l’adab qui régit, en tant qu’application particulière de la sunna au domaine initiatique, l’ensemble des comportements intérieurs et extérieurs de l’initié (cf. les remarques de Mohammed ‘Abd al‑Salâm sur ce point et les différentes traductions proposées sur Le Porteur de Savoir. ). René Guénon n’a jamais évoqué directement, à notre connaissance, cette question de l’adab ; il a cependant consacré de nombreux développements aux notions hindoues de dharma et de karma qui, dans une large mesure, sont susceptibles d’offrir des éléments concordants très dignes d’intérêt. Il a évoqué aussi l’existence de préceptes s’apparentant à des « conseils de perfections » (Aperçus sur l’ésotérisme chrétien – Chap. II). Ces points particuliers devraient faire l’objet de publications ultérieures, dans le cadre du Porteur de Savoir. []
  11. Nous entendons par là ce qu’on appelle un Guru dans la tradition hindoue, ou un Sheikh dans la tradition islamique, et qui n’a rien de commun avec les idées fantastiques qu’on s’en fait dans certains milieux pseudo-initiatiques occidentaux [Note de l’Auteur] – Cette note fût, semble t-il, rajoutée par René Guénon pour l’édition de ses Aperçus sur l’initiation parus en 1946 car elle ne se trouvait pas dans la première version de cet article – paru il y a maintenant cent ans – dans la revue « Le Symbolisme » (n° 4, Janvier 1913) qui reprenait une Conférence faite à la Respectable Loge Thébah, n° 347, à laquelle appartenait l’auteur ; cet article fut reproduit à l’identique dans le Voile d’Isis en 1933. Nous devons malheureusement constater que des « idées fantastiques » comparables à celles auxquelles fait référence Guénon se sont développées dans certains milieux initiatiques contemporains, pourtant traditionnels et réguliers au départ, en Occident comme en Orient et qu’il serait fort utile d’apporter quelques éclaircissements à ce propos. Nous pouvons déjà dire à ce propos qu’il existe beaucoup de « typologies » de Maîtres, dans le taçawwuf notamment, et que, ici comme ailleurs, il convient de mettre « chaque chose à sa place » afin de pouvoir se faire une idée qui ne soit pas trop éloignée des réalités initiatiques en général et de leur « actualité » présente. []
  12. Guénon, Aperçus – Chap. XXXI []
  13. René Guénon, Études sur l’Hindouisme – Compte-rendu de livres, année 1940 : Maharshi’s GospelGuénon précise à ce propos que « le mystère est proprement l’inexprimable, qu’on ne peut que contempler en silence […]. L’enseignement concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide d’images appropriées, qui seront comme les supports de la contemplation ; d’après ce que nous avons expliqué, cela revient à dire qu’un tel enseignement prend nécessairement la forme symbolique »  (Aperçus chap. XVII). D’un point de vue moins élevé, Guénon indique dans le même chapitre que le mot « mystère » peut désigner aussi « ce qu’on doit recevoir en silence [On pourra se rappeler encore ici la prescription du silence imposée autrefois aux disciples dans certaines écoles initiatiques, notamment dans l’école pythagoricienne – note de l’auteur], ce sur quoi il ne convient pas de discuter ; à ce point de vue, toutes les doctrines traditionnelles, y compris les dogmes religieux qui en constituent un cas particulier, peuvent être appelées mystères (l’acception de ce mot s’étendant alors à des domaines autres que le domaine initiatique, mais où s’exerce également une influence « non-humaine »), parce que ce sont des vérités qui, par leur nature essentiellement supra-individuelle et supra-rationnelle, sont au-dessus de toute discussion » et l’auteur précise ensuite en note : « Ceci n’est autre chose que l’infaillibilité même qui est inhérente à toute doctrine traditionnelle » – Sans pouvoir approfondir cette question dans le cadre présent, on notera le rapport étroit existant entre le silence et l’infaillibilité traditionnelle de la doctrine ; à propos de cette dernière notion cf. nos remarques, dans le prolongement de cet article, sur « Doctrine et infaillibilité traditionnelle » et « La fonction d’enseignement : « Une autre sorte d’infaillibilité ». []
  14. Guénon, Aperçus – Multiples références []
  15. Il y aurait ici une différence à faire entre la méthode générale et prototypique héritée du Maître fondateur et les adaptations réalisées régulièrement par ses successeurs autorisés. Sur ce point voir nos Rappels sur la dégénérescence et les adaptations cycliques. []
  16. Guénon, AperçusChap. VIII []

par le 21 novembre 2011, mis à jour le 26 juin 2015

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