Notions châdhilies sur la réalisation initiatique des Noms – L.D.L.H
Cet article est issu de notre étude intitulée « Commentaire de la prière sur le Prophète » de la Lumière Essentielle » (en-Nûr edh-dhâtî), dont la dernière version au format PDF est disponible sur le Porteur de Savoir
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Notions châdhilies sur la réalisation initiatique des Noms
( V3 – 21 février 2011)
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« Caractérisez-vous par les Caractères d’Allah ! » (takhallaqû bi-Akhlâqi-Llah)
.« En vérité Allah a cent Caractères (Akhlaq) et celui qui se caractérise (takhallaqa) par l’un d’eux entre au Paradis »
Traditions prophétiques
Les deux ahâdith de l’épigraphe fondent, d’un point de vue général et de façon particulièrement marquée chez le Cheikh Ibn ‘Ata’ Allah, la doctrine initiatique de la réalisation des Noms et des Attributs divins. Si nous devions en résumer l’enseignement et la méthode, qui peuvent s’avérer particulièrement complexes dans certains cas, peut-être pourrions-nous dire, avec le Cheikh Ibn ‘Ata’ Allah1, qu’« il est possible, pour le serviteur engagé dans une voie de réalisation effective (abd es-sâlik), de se caractériser par l’ensemble des Noms et des Attributs (sâ’iri-l-Asmâ wa-ç-Cifât) »2, grâce aux pratiques spirituelles (riyâda) accomplies en vue d’assimiler (tachabbuh) les Caractères divins. Cette doctrine, qui procède, si l’on peut dire, en « sens inverse » du processus cosmogonique dont nous venons de parler dans notre article sur la propagation (sarayân) des Noms dans l’Existence, mérite quelques détails car elle concerne directement notre étude sur la Prière sur le Prophète du Cheikh Abû el-Hassan Châdhilî.
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Tout d’abord, remarquons que selon une autre tradition mentionnée par le Cheikh, « en vérité, Allah à quatre-vingt-dix-neuf Noms, celui qui les garde (hafadha) [ou qui les retient (ahçâ) selon une autre version] rentre au Paradis ». Ibn ‘Ata Allah précise à ce propos qu’il existe trois modalités pour « garder » ces Noms, de la mémorisation plus extérieure, accessible à l’ensemble des musulmans, à la réalisation la plus intérieure, réservée à l’élite. Ainsi, l’acquisition des degrés paradisiaques est corrélée au degré de réalisation des Noms, chacune des trois modalités de « garde » correspondant à un degré du Jannah3 , degrés qui sont octroyés aux êtres « à la mesure de ce qui leur est dévoilé de la compréhension des secrets des Noms et des Attributs (asrâr el-Asmâ wa el-Cifât), de leur caractérisation par eux (takhallaqû), de leur réalisation effective (tahaqaqû) ».
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D’un point de vue plus technique maintenant, le Cheikh dit dans Muftâh el-falâh que « les Plus beaux Noms de Dieu sont un remède pour les maux du cœur et pour les maladies de ceux qui cheminent vers la divine présence du Connaissant du Monde Invisible. On ne doit pas administrer n’importe quel remède pour guérir une maladie. Pour chacune est appropriée un Nom précis. […] La règle est la suivante : quiconque utilise une invocation, et cette invocation est dotée d’une signification intelligible, l’influence de cette signification s’attache à son cœur, suivi par celle de toutes ses significations corollaires et ce jusqu’à ce que l’invocateur soit caractérisé par ces qualités » 4 .
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Dans El-qaçd el-mujarrad, Ibn ‘Ata’ Allah décrit la progression graduelle au cours de laquelle le serviteur réalise peu à peu les Noms et les Attributs divins et s’affranchit ainsi des conditions limitatives de son état individuel pour accéder au domaine supra-individuel qui est celui des anges. Sachant que le monde du Commandement correspond aux états angéliques de la manifestation informelle, il est possible d’établir un parallèle avec la représentation de notre article sur « la propagation (sarayân) des Noms dans l’Existence » , en disant qu’un tel être parcourt un ou plusieurs rayons, de la circonférence vers le centre cette fois, et qu’il franchit au cours de ce déplacement la circonférence séparant le monde de la Création du monde du Commandement, dans lequel il s’établit définitivement.
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Il y a lieu de préciser ce processus : selon Ibn ‘Ata’ Allah , « le bonheur (sa’âdah) du serviteur et sa distinction (khuçûçiyah) résident dans le fait qu’il se caractérise par les Caractères d’Allah et qu’il s’orne du sens de ses Noms et de Ses Attributs 5 , jusqu’à ce qu’il devienne un serviteur « seigneurial » (‘abd rabbaniyâ), c’est à dire proche du Seigneur – qu’Il soit magnifié et Elevé, qu’il devienne compagnon du Plérôme Suprême parmi les anges, exempt de toute impureté (munazzih), purifié (mutahhir), épuré (muzakî) 6. Ce processus de rapprochement du centre est décrit de la sorte : « les anges sont sur un tapis de Proximité (bisâtin min el-qurb) 7 . En assimilant leurs attributs, le serviteur obtient donc la proximité [d’Allah] du fait qu’eux-mêmes sont rapprochés. Cette proximité est à la mesure exacte de ce qu’il est capable d’acquérir de leurs qualités, qui en tant qu’elles sont agrées par Allah, rapprochent de Lui 8 . A chaque fois qu’il imite les anges et qu’il assimile leurs caractères, il s’éloigne de l’animal et de son état et se rapproche des anges et de leurs attributs 9 ; or l’ange est proche d’Allah, et celui qui est à proximité de celui qui est proche est lui-même proche »10 .
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Cet affranchissement graduel, qui est avant tout celui des conditions restrictives de l’individualité humaine, s’actualise par la mise en œuvre effective de la science, comme le précise un passage que nous traduirons intégralement malgré sa longueur, car il fournit certaines indications synthétiques sur le sûluk : « ce par quoi le serviteur s’approche le plus d’Allah sont les perfections de l’âme, par la mise en œuvre de la science en vue des caractères louables (akhlâq hamîdah) et son dépassement [de l’âme] grâce aux convenances élevées 11 et efficientes 12 (tanzîha–ha bi-l-adâb el-saniyat el-mufîdah) par les domptages intellectuels qualitatifs de la pensée intime (bi-riyâdât el-‘aqliyat el-hasanat es-sarîrah). Cela consiste en trois choses : la première est l’augmentation de la connaissance par la science (‘ilm) et la crainte-pieuse (taqwâ), la seconde est la libération du joug des désirs (chahawah) et des passions (hawâ), et la troisième est la purification de l’âme grâce à la caractérisation par les Caractères du Maitre (takhalluq bi-l–Akhlâq el-Mawla). Or, la connaissance la plus noble est la Connaissance d’Allah, par ses Noms et ses Attributs ; la libération la plus noble est la disparition de la vision de son âme et de toutes ses prétentions ; et la plus noble purification de l’âme est le fait d’être qualifié par tous les caractères et comportements (adab) excellents, à la fois intellectuellement et légalement. Celui qui est qualifié par ces qualités est distingué par le degré suprême (mukhaçûçâ bi-d-darajat el-‘aliyâ) et la station la plus élevée (maqâm el-Asnâ) 13 . Il est qualifié par les attributs de la perfection angélique, purifié des attributs restreints de l’animal, détaché du caractère blâmable et obscur des attributs humains, sanctifié par le fait d’avoir dominé les désirs (ghalabat ech-chahawah), les passions (hawâ) et ses mauvaises tendances naturels (charah et-tabî’î). C’est ainsi que survient pour lui une relation de proximité avec les anges, par acquisition intellectuelle lumineuse, et qu’il s’éloigne du genre et des caractéristiques animales. »
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Si nous reprenons, pour conclure les données qui précèdent, notre figure symbolique de l’Existence en l’adaptant pour y représenter le processus de réalisation métaphysique (sulûk) de l’initié (sâlik), conçu dans la perspective chadhilie comme sa caractérisation (takhalluq) progressive par les Caractères du Maitre, ou sa réalisation effective (tahaqquq) des Noms divins, jusqu’à son établissement dans le maqâm el-Asnâ, nous obtenons la représentation suivante :
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(cliquer sur la figure pour l’agrandir)
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Il nous reste maintenant, comme nous l’avons annoncé à plusieurs reprises dans cette série d’articles, à déterminer ce que représente le centre de notre représentation, qu’elle soit envisagée du point de vue cosmologique comme la propagation (sarayân) des Noms divins dans l’Existence, ou du point de vue initiatique comme la réalisation métaphysique de ces Noms par l’être.
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- Sauf indication contraire, les passages suivant sont tous extraits de El-qaçd el-mujarrad. [↩]
- … « sauf par ce Nom isolé (Allah) auquel on ne peut qu’adhérer (ta’alluq) et dont on ne peut se qualifier (ittiçâf) ou se caractériser (takhalluq) ». Le Maitre ponctue ainsi régulièrement ses propos d’un ensemble de précautions destinées à assurer la conformité de sa doctrine aux convenances formelles imposées par la Loi exotérique (Chari’ah). A titre d’exemple, il précise que le serviteur peut se qualifier par les Noms mais non par la Ulûhiyah, synthétisant l’ensemble des qualités divines, car la transcendance de l’Essence par rapport aux altérités n’appartient qu’à Allah ; à un autre endroit, il dit encore que l’ « appropriation » par le serviteur des Attributs divins ne sera jamais parfaite, la relation de similitude demeurant toujours « symbolique », et au même titre que le symbole n’est pas la chose symbolisée, l’être contingent (muhdath) ne peut être comparé à l’Eternel (Qâdîm ) ou à « Celui qui n’a pas de pareil » (réf. au verset coranique XLII, 11). Cette attention particulière portée au respect des convenances exotériques est connue comme une caractéristique marquée de la Tarîqa Chadhiliyah ; notons encore que la capacité du Cheikh, lui-même savant du dhoher pendant la première partie de sa vie, à concilier les deux faces du même ensemble que sont la Haqiqah et la Chari’ah, implique la réalisation métaphysique des réalités qu’il décrit et leur parfaite maitrise. [↩]
- Ces degrés peuvent aussi être associés aux trois degrés du Dîn que sont l’Islâm, l’Imân et l’Ihsân. Selon un autre hadith cité par le Cheikh, « en vérité, il y a dans le Paradis cent degrés ; et assurément, il y a entre deux degrés comme entre le ciel et la terre. Allah les a préparés pour les combattants dans Son sentier (mujâhidîn fî-sabilî-Hi) » ; ces cents degrés sont à mettre en rapport avec les cents noms traditionnellement connus. [↩]
- « Cela vaut sauf si le Nom est un des Noms de la vengeance. Dans ce cas, la crainte s’empare du cœur de celui qui invoque ; et si l’inspiration lui vient, elle provient du monde de la Majesté (al-jalâl) » précise le Cheikh. (Traduction de Riordan Macnamara La clef de la réalisation spirituelle et l’illumination des âmes d’Ibn ‘Atâ Allah al-Iskandarî (Al-Bouraq), du texte arabe Muftâh el-falâh wa miçbâh el-arwâh fî dhikri-Llah el-Karîm el-Fattâh). Cette méthode initiatique est encore pratiquée de nos jours dans de nombreuses Turûq, et notamment dans la tarîqah Châdhiliyah Mohammediyah du Cheikh Mohammed Zakî Ibrahîm. [↩]
- « dans la mesure où il est concevable qu’il se qualifie par leurs vertus (hâsana) » précise ici le Cheikh dans l’optique de la précédente note. [↩]
- Les trois termes sont synonymes et expriment le fait d’être purifié. Dans l’usage, le terme mutahir désigne celui qui est purifié par l’ablution tandis que muzakî désigne celui qui s’est acquitté de la zakat. [↩]
- Le symbolisme du tapis est à mettre en correspondance avec celui Rafraf, dernier « véhicule » offert par les anges au Prophète lors du Mi’raj, grâce auquel il parcourt l’ultime partie de l’Ascension et parvient à Allah, « à la distance de deux arcs ou plus près » [LIII, 9]. [↩]
- Le Cheikh précise ici que « la Proximité doit être entendue dans le sens de degrés et de stations spirituelles (darajât wa maqâmât) et non en termes de direction et de distance (jihât wa musâfât) ». [↩]
- A propos de cette assimilation effective qui est proprement une « identification » au sens initiatique où l’entend Guénon, ce dernier précise : « si par exemple quelqu’un peut entrer en rapport avec les anges, sans cesser pour cela d’être lui-même enfermé dans sa condition d’individu humain, il n’en sera pas plus avancé au point de vue initiatique ; il ne s’agit pas ici de communiquer avec d’autres êtres qui sont dans un état « angélique », mais d’atteindre et de réaliser soi-même un tel état supra-individuel, non pas, bien entendu, en tant qu’individu humain, ce qui serait évidemment absurde, mais en tant que l’être qui se manifeste comme individu humain dans un certain état a aussi en lui les possibilités de tous les autres états » (Aperçus sur l’Initiation, chap III) [↩]
- Ailleurs, le Maitre compare ce processus à la mue du serpent, symbolisme qui doit faire écho à la notion de dépouillement progressif (tajrid) évoquée précédemment à propos du Sirr , dans larticle consacré aux Notions générales sur le Secret (Sirr) [↩]
- Le terme saniyah peut encore signifier brillante, éclatante, magnifique ou sublime. [↩]
- L’arabe permet également utiles, profitables, bénéfiques [↩]
- Asnâ est le superlatif de sanî dont il est question une précédente note. [↩]
par Luc de la Hilay le 7 novembre 2011, mis à jour le 21 février 2012