Nûr et Barzakh [LH]
Cet article est extrait d’une étude plus conséquente sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (en-nûr edh-dhâtî) du Cheikh Abû el-Hasan el-Châdhilî
Les deux faces de la lumière mohammadienne
La Lumière d’Allah est la Lumière non-manifestée, Absolue et Éternelle.
La Lumière mohammedienne, relative, occupe la station la plus élevée dans le monde manifesté, qu’elle illumine intégralement.
Er–Rûh (identique à En-Nûr comme le souligne René Guénon), est également connu dans l’ésotérisme islamique pour avoir un double aspect :
- du côté de la non-manifestation, Er-Rûh el-Ilâhî (ou Er-Rûh el-Quds), est l’Esprit divin, incréé.
- du côté de la manifestation, Er-Rûh el-kullî est l’Esprit Universel, créé, qui est également Er-Rûh el-mohammediyah.
Concernant sa face non-manifestée, le Cheikh Abdel Karim el-Jilî dit :
« Le Saint-Esprit (Rûh el-Quds) est l’Esprit des esprits ; Il transcende l’Existence, de sorte qu’il n’est pas permis de l’appeler créé, car Il est un aspect particulier de Dieu, en vertu duquel le monde subsiste. Il est Esprit, mais non pas comme les autres esprits, car il est l’Esprit de Dieu, et c’est Lui qui a été insufflé à Adam […]» ;
Quant à sa face manifestée, il dit :
« C’est l’Ange que l’on nomme, dans la terminologie soufie, « la Vérité par laquelle (les choses) sont créées ». Il est aussi la Réalité Mohammédienne (el-Haqiqat el-mohammediyah). Dieu regarda cet Ange tout en se regardant Lui-même ; Il le créa de Sa lumière et créa de lui le monde. . . » 1 .
Ces deux « faces » sont encore contenues dans le double sens que l’on peut grammaticalement conférer à la particule min du verset « Er-Rûhu min amri rabbî »2 : soit on considère que er-Rûh fait partie du Commandement divin, auquel cas il est non-manifesté, soit il en procède, et il se situe alors dans le monde manifesté, où il est la première chose existenciée, dont procèdent à leur tour tous les êtres manifestés.
Dans le Taçawwuf, le Prophète ﷺ est couramment envisagé dans cette fonction ésotérique d’Intermédiaire suprême ou de Médiateur (Wâsit). Pour prendre des exemples dans les textes déjà cités, Cheikh Ahmad el-‘Alawî emploie l’expression :
« d’Intermédiaire Suprême entre le Vrai et Sa Création » (el-Wâsit el-‘Udhma bayna el-Haqq wa Khalqa-Hu)
L’Isthme Suprême (el-Barzâkh el-a’dhâm) et les barâzikh secondaires
Cheikh Muhiy ed-Dîn Ibn ‘Arabî présente quant à lui le Prophète ﷺ comme :
« l’Intermédiaire situé entre le Manifesté (wujûd) et le Non-Manifesté (‘adam)» et le « Lien du rattachement de l’éphémère (muhdath) à l’éternel (qadim)», en référence au verset3 « Il a séparé les Deux Mers qui se touchent ; entre elles il y a une barrière (barzakh)4 qu’elles ne débordent pas ».
Ces expressions se rapportent au symbolisme de l’ « Isthme Suprême » (Barzâkhiya el-kubrâ) qui sépare le Manifesté et le Non-Manifesté. Selon la définition de Jurjanî :
« Le Barzakh englobant (Barzakh el-Jâmi’) est la Présence de l’Unicité (wâhidiyah) et la Première détermination, principe de tous les barâzikh ; elle est appelée le Barzakh primordial suprême et sublime (el-barzakh el-awwal el-a’dhâm el-akbar) »
Dans l’ésotérisme islamique, le Prophète ﷺ est assimilé au Barzakh par excellence. En cela, il est donc le prototype (açl) de tous les barâzikh secondaires et dérivés, qui sont ses spécifications suivant l’indéfinité des degrés de la manifestation. Chacun de ces barâzikh remplit une fonction analogue à celle du Barzakh mais à un degré limité, en tant qu’« interface entre deux domaines consécutifs de l’existence ».
Le Barzakh Suprême est donc clairement identifié à la réalité mohammedienne que l’on désigne par le nom ésotérique d’ « Isthme des isthmes » (Barzakh el-barâzikh). Les barâzikh secondaires, quant à eux, peuvent être considérés comme autant de pôles régissant des domaines de l’existence. Ils sont ainsi identiques aux « lumières » de l’existence dont nous avons parlé précédemment. Ces lumières procèdent toutes de Lumière mohammedienne dont elles sont des spécifications selon les conditions propres à chaque domaine d’existence, au même titre que les barâzikh procèdent tous du Barzakh Suprême dont ils sont la détermination dans chaque monde5
Dans son étude sur le Barzkah6, Titus Burckhardt cite le Cheikh el-Tadilî :
Tous les barzakh-s de l’homme, dit en outre Tadilî, dépendent de son barzakh central, qui est le cœur (qalb) médiateur entre les domaines de l’Esprit (rûh) et de l’âme individuelle (nafs) […]. On peut se représenter symboliquement ces barzakh-s de la hiérarchie humaine comme autant de pointes insaisissables d’où émane une vibration lumineuse, alternée de concentration et d’expansion, continuellement et spontanément. Chaque pulsation d’un barzakh produit une transformation de la lumière vitale. 7 .
La sortie du Cosmos
La Rûh el-Mohammediyah ou Nûr el-Mohammedî, en tant qu’elle est considérée comme la réalité intermédiaire entre la lumière créée et la lumière divine, est le « point de passage » par excellence dans lequel les êtres manifestés devront d’abord s’éteindre8 pour obtenir l’extinction en Allah (el-fanâ) et réaliser ce que Guénon appelle la « sortie du Cosmos » 9 .
Dans le symbolisme spatial, cette fonction médiatrice à l’égard de tous les êtres est symboliquement représentée par l’alternance des phases d’expansion et de concentration de la sphère de pure lumière primordiale du Nûr el-mohammedî :
- dans sa phase expansive, le centre de cette sphère (qui n’est lui-même que l’affirmation du point principiel non-manifesté), déploie ses propres possibilités et remplit l’espace tout entier telle l’onde lumineuse se propageant depuis sa source, effectuant ainsi le « passage » de l’unité principielle à la multiplicité de la manifestation 10 .
- dans la phase de concentration, ces possibilités sont réintégrées dans le point central, où elles sont toutes contenues en principe à l’état non-manifesté 11 .
Nous terminons par cette citation de René Guénon qui synthétise l’ensemble des considérations que nous avons développé :
« la sphère de pure lumière primordiale est la Rûh mohammediyah, qui est aussi le « Cœur du Monde » ; et le « cosmos » tout entier est vivifié par les « pulsations » de cette sphère, qui est proprement le barzakh par excellence » 12 .
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- El-Insân el-kâmil, chap. XL et XLI, respectivement intitulés « l’Esprit Saint » et « l’Ange nommé l’Esprit », traduction inspirée de T. Burckardt dans Symboles, p. 99. [↩]
- [XVII; 85] [↩]
- [LV, 19-20]. Une autre occurrence se trouve dans la sourate el-Furqân : « C’est Lui qui a fait confluer les deux mers : l’une est douce, rafraîchissante, l’autre est salée, amère. Il a placé entre les deux un isthme (barzâkh) et une barrière infranchissable » [XXV, 53] [↩]
- Traduction extraite de « Prière sur le Prophète » par M.Vâlsan (ET n°446 nov.-déc. 1974). A titre indicatif, ce texte fait mention d’un autre symbolisme selon lequel le Prophète est le diamètre séparant les deux moitiés d’un cercle dont la moitié supérieure symbolise le domaine principiel (el-Haqq) et la moitié inférieure la manifestation (el–Khalq).
Dans le glossaire du Livre des Haltes par A. Penot (éd. Dervy), on trouve les indications suivantes : « Al-barzâkh : « l’isthme » ; « ce qui tient entre », « ce qui sépare » ou « ce qui combine et unit », par extension, le terme désigne le lieu de confluence de deux mondes. Comme le dit Ibn ‘Arabî « un barzâkh est l’assemblage d’une chose entre deux autres » (Futûhât, III, p. 156). « Un barzâkh est quelque chose qui sépare (fâçil) deux autres sans jamais aller d’un côté (mutatarrif) à la façon, par exemple, de la ligne qui sépare l’ombre de la lumière » (Ibid, I, p. 304). « Dans l’existence il n’y a que des barzakhs puisque l’existence assemble des choses entre elles. (. . .) Chaque partie de l’existence est un barzâkh vis-à-vis de deux autres parties de celle-ci » (Ibid, III, p. 156) [. . .] Tout en possédant les propriétés des choses qu’elle unit, elle les transcende. Cette notion a une racine coranique (XVIII, 60) : le « confluent des deux mers » (majma’ el-bahrayn) y est le symbole du monde intermédiaire dans lequel se réunissent les réalités supérieures et inférieures. Ce qu’Ibn ‘Arabî commente en ces termes : « Le barzakh est quelque chose qui sépare un connu d’un inconnu, un existant d’un non-existant, un nié d’un affirmé, un intelligible d’un non-intelligible. Il est appelé barzakh en tant que terme technique (içtilâh) mais, en lui-même, il est intelligible » (Futûhât, I, p. 304). [ . . .]. C’est, enfin, ce vers quoi on se dirige après la mort» (Glossaire du Livre des Haltes, par A. Penot). [↩]
- Pour compléter l’identité foncière du Nûr et du Barzakh, dans tous les degrés de réalité, nous pourrions également que ce dernier est identifiable à Allah « en tant qu’il se distingue de sa Création » (Kitâb el-Jalâlah, traduction de Michel Vâlsan intitulée Livre du Nom de Majesté : Allâh, ETn° 268, 269,272). Selon Cheikh Muhiy ed-Dîn, les deux faces du Barzakh sont d’ailleurs symbolisées par les deux lâm du Nom d’Allah, en tant que principes du non-manifesté et du manifesté. Le Barzakh est donc essentiellement identique au Nûr dans sa réalité transcendante en tant qu’il désigne Allah ; dans sa réalité d’Isthme Suprême en tant qu’il est la « face intérieure » du Nûr el-mohammedî ;dans toutes ses spécifications à travers barâzikh lumineux de l’existence. [↩]
- Article recommandé par René Guénon et intitulé « Du Barzakh » (ET n°216 déc. 1937, repris dans le recueil Symboles, éd. Arché). [↩]
- La citation complète de l’article de M. Burckhardt est : « Lorsqu’on le considère sous le rapport de sa situation ontologique, [le barzakh] ne peut apparaître comme simple cloison que du point de vue du degré de moindre réalité, tandis que, vu « d’en haut », il doit être le médiateur même entre les deux mers. On pourrait donc le comparer à un prisme qui décompose la lumière intégrale d’un monde supérieur en les couleurs variées d’un monde inférieur, ou encore à une lentille qui concentre les rayons d’en haut en les filtrant par un seul point d’inversion. Le barzakh n’est donc séparation qu’en tant qu’il est lui-même le point de naissance d’une perspective séparative aux yeux de laquelle il se présente comme limite. […] Ces considérations sur les deux aspects complémentaires du barzakh expliquent suffisamment pourquoi cette expression est quelquefois employée comme synonyme du pôle (qutb). « Ce qu’on appelle le barzakh de quelque domaine de l’existence, dit Mohammed Tadilî (1870-1957), n’est autre chose que le pôle qui régit ce domaine et lui donne sa croissance ». Ainsi qu’il ressort de l’expression « croissance », Tadilî envisageait surtout les applications cosmologiques de la théorie du barzakh : « A l’image de la hiérarchie des mondes contenus dans le macrocosme, tout monde ou degré de l’individualité humaine est présidé par un barzakh, de même que toute faculté humaine est régie par un tel pôle. »Ceci se constate le plus facilement dans les facultés de conception mentale, où les barzakh-s constituent les pivots des complémentaires « sujet » et « objet », ainsi que dans les facultés de perception sensible. « Tous les barzakh-s de l’homme, dit en outre Tadilî, dépendent de son barzakh central, qui est le cœur (qalb) médiateur entre les domaines de l’Esprit (rûh) et de l’âme individuelle (nafs) ». D’ailleurs, l’aspect physique du cœur exprime très clairement ces différents caractères car, d’après Tadilî, « on peut se représenter symboliquement ces barzakh-s de la hiérarchie humaine comme autant de pointes insaisissables d’où émane une vibration lumineuse, alternée de concentration et d’expansion, continuellement et spontanément. Chaque pulsation d’un barzakh produit une transformation de la lumière vitale. Pour que cette transformation ne se renverse et ne devienne pas, par négligence individuelle, fatalement « descendante », elle doit être toujours déterminée par l’orientation spirituelle et soutenue par des moyens comme le dhikr (invocations de Noms divins), ou par des méthodes qui relèvent de la science de la respiration ». Ces méthodes se basent d’ailleurs, à un certain point de vue, sur l’analogie entre les phases de la respiration et la pulsation des barzakh-s. [↩]
- La question de l’« extinction dans le Prophète » (fanâ fî en-nabî) sera traité en détail dans la suite de cet étude. [↩]
- Par analogie, chaque barzakh assure également, bien que dans une moindre mesure, une double fonction de séparation et d’union en tant qu’il se situe à l’« interface » de deux domaines. En plus de garantir la parfaite continuité de tous les états d’être, ils sont donc aussi un lieu de « passage », relatif. Rappelons à cet égard qu’en vertu de loi d’harmonie universelle « qui exige la proportionnalité en quelque sorte mathématique de toutes les variations », « le passage d’un état à un autre se fait aussi logiquement et aussi simplement que le passage d’une situation (ou modification) à une autre dans l’intérieur d’un même état, sans que, à ce point de vue tout au moins, il y ait nulle part dans l’Univers la moindre solution de continuité » (René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, XXIII et XXVII). Dans le symbolisme spatial, où tous les points de l’étendue représentent des possibilités de l’être, le barzakh correspond naturellement à la distance élémentaire entre deux points ; et en effet, « pour qu’il y ait étendue ou condition spatiale, il faut qu’il y ait déjà deux points, et l’étendue (à une dimension) qui est réalisée par leur présence simultanée, et qui est précisément leur distance, constitue un troisième élément qui exprime la relation existant entre ces deux points, les unissant et les séparant à la foi » (René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, XVI). [↩]
- Sous ce rapport, nous signalons au passage qu’il y a une analogie entre le barzakh et le dioptre dans le domaine optique : ce dernier a en effet la capacité de dévier les rayons lumineux qui le traversent, ce qui constitue à proprement parler le phénomène de réfraction de la lumière. Le dioptre a également la particularité de décomposer la lumière blanche selon l’indéfinité des couleurs qui la constituent et fournit ainsi, de surcroit, un symbole du passage de l’unité principielle à la multiplicité de la manifestation. [↩]
- Ceci est à mettre en rapport avec la doctrine ésotérique du renouvellement de la création (tajdid el-Khalq), abondamment traitée dans la littérature du Taçawwuf, selon laquelle « Allah produit la Création puis la renouvelle » (yubdi’u-Llah el-Khalq thumma yu’îduhu) [XXIX ; 19]. (Cf. également Coran [L ;14] ). [↩]
- Symboles de la Science sacrée, XXXII [↩]
par Luc de la Hilay le 21 août 2011, mis à jour le 15 décembre 2019