Un rôle de « transmetteur » – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »
 

Nous avons vu dans notre précédent article que pour René Guénon « le guru, dans sa fonction propre, ne doit pas être considéré comme une individualité (celle-ci disparaissant alors véritablement, sauf en tant que simple support), mais uniquement comme le représentant de la tradition même, qu’il incarne en quelque sorte par rapport à son disciple » ; il précise de plus que cela « constitue bien exactement le rôle de « transmetteur »1 sur lequel il est revenu à plusieurs reprises dans son œuvre.

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Pour commencer, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que « l’initiation est essentiellement une transmission »2 :

  1.  d’une influence spirituelle d’origine « non-humaine » qui détermine l’initiation « au sens strict », c’est à dire l’initiation virtuelle
  2. d’un enseignement qui en quelque sorte s’y superpose, dans une perspective d’initiation effective.

Le rôle du guru est donc de transmettre régulièrement cette influence et cet enseignement ; il est alors considéré « dans sa fonction propre », c’est-à-dire sous un rapport impersonnel, « uniquement comme le représentant de la tradition »3.

On remarquera de plus que le rôle de « transmetteur » est envisagé ici dans sa globalité, sous son double aspect d’« initiateur » (transmetteur de l’influence spirituelle) et d’« instructeur » (transmetteur d’un enseignement ou d’une instruction initiatique). En effet, précise l’auteur, il est d’autres cas où « l’initiateur qui agit comme « transmetteur » de l’influence attachée au rite n’est pas forcément apte à jouer le rôle d’instructeur ; si les deux fonctions sont normalement réunies là où les institutions traditionnelles n’ont subi aucun amoindrissement, elles sont bien loin de l’être toujours en fait dans les conditions actuelles »4. Dans ce cas, les deux fonctions sont dissociées parce que l’initiateur « n’est pas forcément apte à jouer le rôle d’instructeur » mais Guénon ne précise pas si la réciproque est envisageable, autrement dit s’il est possible qu’un instructeur ne soit pas nécessairement un initiateur.

Il indique cependant que « faute de […] rattachement, la relation qui unit les soi-disant disciples à leur Guru n’est elle-même, en tant que lien initiatique, qu’une illusion pure et simple »5 ; d’où la conséquente impossibilité de « faire consister uniquement le rôle du guru en une adaptation de la « technique » à chaque cas particulier, alors que son rôle vraiment essentiel, celui qui rend son intervention rigoureusement indispensable, est avant tout d’assurer la transmission initiatique régulière»6. La « transmission de l’influence spirituelle » d’origine « non-humaine » par le guru, en vertu de son « rôle vraiment essentiel », conditionne ainsi nécessairement la régularité de l’enseignement reçu et garantit, ce faisant, son « orthodoxie »7. D’ailleurs, le plus souvent, lorsque « la transmission initiatique est effectuée par une seule personne, celle-ci assure par là même la fonction du Guru»8 ; et ainsi, selon ce principe, « le Guru est là dès le point de départ, et il ne saurait y avoir aucun doute sur son identité »9. Tout porte donc à penser que tout instructeur, dans l’exercice régulier de sa fonction, est nécessairement un initiateur, ou autrement dit, et ceci revêtira tout son importance par la suite, « un « porteur » ou un « transmetteur » de l’influence spirituelle »10. D’un autre coté, cet aspect «vraiment essentiel » du rôle de l’instructeur étant celui qui demande le moins de qualification, on peut le considérer, en quelque sorte, comme caractéristique de la fonction initiatique de « base »11.

Guénon nous explique par ailleurs que « la fonction de l’instructeur est véritablement, en effet, une « paternité spirituelle », et c’est pourquoi l’acte rituel et symbolique par lequel elle débute [c’est-à-dire la transmission de l’influence spirituelle] est une « seconde naissance » pour celui qui est admis à recevoir l’enseignement par une transmission régulière». Au demeurant, «c’est cette idée de «paternité spirituelle» qu’exprime très exactement le mot guru, qui désigne l’instructeur chez les Hindous, et qui a aussi le sens d’ « ancêtre » ; c’est à cette même idée que fait allusion chez les Arabes, le mot Cheikh, qui avec le sens propre de « vieillard », a un emploi identique. En Chine, la conception dominante de la « solidarité de la race » donne à la pensée correspondante une nuance différente, et fait assimiler le rôle de l’instructeur à celui d’un « frère aîné », guide et soutien naturel de ceux qui suivent la voie traditionnelle, et qui ne deviendra un « ancêtre » qu’après sa mort ; mais l’expression « naître à la connaissance » n’en est pas moins, là comme partout ailleurs, d’un usage courant »12 .

Nous savons que cette notion n’est pas propre à René Guénon puisqu’elle existe chez de nombreux auteurs traditionnels en Islam et dans l’Hindouisme notamment. Cette manière de privilégier cet aspect, quasi-organique, de « seconde naissance » est cependant, de nos jours, bien souvent ignorée au profit d’autres perspectives, traditionnelles elles aussi, où c’est surtout l’éducation (tarbiyyah en arabe) d’un Maître spirituel vivant qui est envisagée 13.

A ce titre, il nous semble relativement important de s’interroger sur les raisons qui amenèrent celui qui fut le vecteur d’une revivification traditionnelle sans précédent dans le contexte occidental moderne, à rappeler inlassablement l’importance du rôle « essentiel » des Maîtres spirituels, c’est-à-dire celui de transmettre régulièrement l’influence spirituelle. Dans cette perspective, le caractère strictement impersonnel de la « garantie fondamentale »14 que constitue cette transmission n’est pas le moins remarquable. D’autre part, et de manière corrélative, le rôle de l’initiateur se trouve singulièrement mis en avant et semble ainsi susceptible d’être élargi à d’autres aspects du travail initiatique où la transmission d’une influence spirituelle intervient. Nous faisons évidemment allusion ici au rôle de l’« upaguru-transmetteur », tel que celui-ci à été identifié et nommé par Olivier Courmes, dans son article sur Les qualifications du transmetteur et la réalité de l’initiation virtuelle, et sur lequel nous serons amené à revenir au cours de cette étude. Enfin, toute prétention à exercer une quelconque « guidance », qui s’exprimerait indépendamment de ces critères d’orthodoxie – c’est-à-dire, ultimement, de la transmission régulière de l’influence spirituelle elle-même véhiculée par le Maître fondateur – ne pourrait donc qu’être totalement rejetée et combattue « chaque fois que les circonstances l’exige, non seulement [par] les Maîtres spirituels authentiques, mais encore [par] tout ceux qui ont à quelque degré conscience de ce qu’est réellement l’initiation»15 .

 

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

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  1. Guénon, Aperçus – Chap. VIII []
  2. Guénon, Aperçus – Chap. XXX. Cf. aussi Courmes, « Transmission et régularité ». []
  3. L’étymologie du terme tradition, qui est étroitement solidaire de celui de transmission (cf. Guénon, Aperçus – Chap. IX), explique qu’on puisse rapprocher d’un point de vue « technique » le rôle de « représentant », qui « incarne » la tradition, et celui de « transmetteur ». []
  4. Guénon, Aperçus – Chap. XXI []
  5. Guénon, AperçusChap. XXIV []
  6. René Guénon, Études Traditionnelles, Compte-rendu de février 1938 d’un article de M. Jean Herbert, repris in Le Théosophisme, Histoire d’une pseudo-religion []
  7. Guénon, Aperçus – Chap. X []
  8. Guénon, Initiation – Chap. XXIII []
  9. Guénon, Initiation – Chap. XXIII []
  10. Guénon, Aperçus – Chap. XLV []
  11. Cf. Courmes, «Transmission et régularité» et «Remarques sur les qualifications du transmetteur» []
  12. Guénon, Introduction générale à l’étude des Doctrines Hindoues, IIIème partie – Chap. XVI – La notion de « frère aîné » telle quelle est ici envisagée n’est cependant pas spécifique à la tradition extrême-orientale. Dans l’ésotérisme islamique notamment, il existe certains enseignements à visée « substitutives » selon lesquels la transmission de conseils et l’exercice concomitant d’un certain « contrôle » sur les états de l’initié sont susceptibles d’être mis en œuvre, non plus par un « véritable Cheikh », mais par un « frère vertueux » (çâlih) On trouve aussi parfois la notion de « frère aîné » (akhu-l-akbar) assimilée à celle de cheikh, en tant que celui-ci est le dirigeant d’une collectivité initiatique. On notera par ailleurs que les enseignements évoqués ci-dessus sont bien plus anciens qu’on ne le pense habituellement et peuvent notamment être mis en relation avec les remarques que nous formulons, à la suite de Olivier Courmes, sur le rôle de l’« upaguru-transmetteur » (Cf. les citations proposées à ce sujet sur le forum du Porteur de savoir). A ce titre, il est remarquable que de telles possibilités, pourtant consignées dans des recueils devenus « classiques », par certaines des plus grandes autorités du Taçawwuf, soient systématiquement ignorées par un certain nombre de représentants de voies initiatiques régulières, se réclamant par ailleurs des dites autorités. Si l’on peut, il est vrai, arguer de l’inopportunité cyclique actuelle de ces enseignements, que doit-on penser, alors, lorsque des avis équivalents sont exprimés par des Maîtres contemporains, dont dépendent directement les mêmes représentants ? Répondre à cette question nécessiterait, on le conçoit facilement, de procéder à certains développements que le cadre général d’un travail écrit et public ne permet pas nécessairement. L’enseignement transmis sur cette question par René Guénon offre cependant un ensemble de critères objectifs et cohérents, tant sur le plan doctrinal qu’initiatique, dont il n’existe, à notre connaissance, aucun équivalent dans l’ésotérisme islamique. La compréhension de cette œuvre semble donc particulièrement nécessaire à la mise en œuvre intelligente et harmonieuse de certaines des possibilités existant dans le Taçawwuf depuis bien longtemps et qui persistent jusqu’à nos jours. Par ailleurs, est-il si étonnant que les milieux qui se refusent à reconnaître l’intérêt réel de ces possibilités « substitutives », soient, le plus souvent, les mêmes qui se refusent à reconnaître l’orthodoxie des écrits de René Guénon – Cheikh Abd el-Wâhid Yahya ou qui, dans le meilleur des cas, réduisent sa portée à celle d’une simple « introduction » au taçawwuf ? []
  13. Comme nous le verrons dans un prochain article, ces deux aspects sont étroitement liés et, traditionnellement, c’est d’ailleurs aussi le père qui se charge de l’éducation et de l’instruction des enfants ; cette question demanderait un approfondissement spécifique que le cadre de cet article ne permet malheureusement pas d’envisager, nous nous contenterons simplement, afin d’illustrer la richesse de ces notions de citer l’exemple du « cheikh » Mohammed Zakî Ibrâhim qui disait à la fin de sa vie : « [Je suis] votre père (wâladukum) – et je ne dis pas « votre cheikh » (car je ne suis pas encore parvenu au degré de la Maîtrise spirituelle (machaykhah) ». On notera à ce propos qu’il s’adressait très couramment à ses « disciples » en disant « Ô mon enfant » (Yâ waladî) et on compte un volume posthume portant ce titre qui regroupe certains conseils aux fuqarâ‘ et articles d’Al-Muslim débutant par cette formule, à l’instar notamment du Propos général sur le Soufisme. []
  14. Guénon, Aperçus – Chap. X []
  15. Guénon, Initiation – Chap. XXI – En toute rigueur, précisons qu’il se peut, malgré tout, dans certains cas, que l’éducation d’un disciple soit confiée à un être qui n’aura pas nécessairement une fonction d’initiateur (vis-à-vis de ce même disciple). On peut envisager, par exemple, qu’un disciple, déjà rattaché à une organisation initiatique, soit amené à changer de Maître. Dans un tel cas, « il doit être bien entendu que ce changement ne peut jamais s’opérer régulièrement et légitimement qu’avec l’autorisation du premier Guru, et même sur son initiative, car c’est lui seul, et non pas le disciple, qui peut apprécier si son rôle est terminé vis-à-vis de celui-ci, et aussi si tel autre Guru est réellement capable de mener plus loin qu’il ne pouvait lui-même. Ajoutons qu’un tel changement peut aussi avoir une raison un peu différente, et être dû seulement à ce que le Guru constate que le disciple, du fait de certaines particularités de sa nature individuelle, peut-être guidé plus efficacement par quelqu’un d’autre ». Cette situation est aussi celle bien connue, dans l’ésotérisme islamique, où le Cheikh est « représenté ordinairement et à différents degrés par des délégués» ( Michel Vâlsan – « La vénération des Maîtres spirituels » in Études Traditionnelles n°372-373), que l’on pourrait aussi rapprocher de ce que nous avons indiqué dans une précédente note, à propos des possibilités supportées par un « frère vertueux ». De toutes les manières, quelle que soit la raison du dit changement ou de la délégation de la « guidance », tout cela « ne peut jamais s’opérer régulièrement et légitimement qu’avec l’autorisation du premier Guru » et donc, au moins dans une certaine mesure, dépend nécessairement de l’autorité du premier Guru auprès duquel le disciple aura initialement obtenu son rattachement. Par conséquent, il importe à l’initié d’identifier clairement l’origine de l’autorisation traditionnelle en vertu de laquelle il aura été rattaché, c’est-à-dire le centre spirituel dont dépend l’organisation à laquelle il appartient, et de s’assurer de la régularité des relations initiatiques établies entre ce centre et l’instructeur dont il s’apprête à recevoir un enseignement initiatique personnel. Cette question particulièrement importante mériterait de plus amples développements qui trouveraient cependant mieux leur place dans le cadre d’un article spécifique. []

par le 18 novembre 2011, mis à jour le 30 avril 2015